ENVOIMadame ! je vous ai trompée :
Nous n'avons pas fait ce voyage.
Nous n'avons pas vu les jardins
Ni les flamants roses des plages;
Ce n'est pas vers nous que les mains
Des sirènes se sont tendues.
Si je n ai pas mordu les fruits,
Ni dormi sous les avenues;
Si je n'ai pas baisé les mains
D'Haïatalnefous parfumée;
Si je croyais aux lendemains;
Si j'ai raconté ces courages;
C'est que ce n'était que mirages,
C'est que ce n'était que fumées.
Je crois que j'eusse résisté; j'attendais;
Mais les tentations ne me sont pas venues.
Ellis ! pardonnez ! J'ai menti.
Ce voyage n'est que mon rêve,
Nous ne sommes jamais sortis
De la chambre de nos pensées, --
Et nous avons passé la vie
Sans la voir. Nous lisions.
Vous veniez au matin
Toute lasse de vos prières.
Madame je vous ai trompée :
Tout ce livre n'est que mensonge.
Au moins n'y ai-je pas crié;
Mais c'est qu'on est calme en un songe.
Un jour pourtant, vous le savez,
J'ai voulu regarder la vie ;
Nous nous penchâmes vers les choses.
Mais je les ai comprises alors
Si sérieuses, si terribles,
Si responsables de toutes parts,
Que je n'ai pas osé les dire;
Je m'en suis détourné -- ah! Madame -- pardon;
J'ai préféré dire un mensonge.
J'avais peur de crier trop fort
Et d'abîmer la poésie
Si j'avais dit la Vérité,
La Vérité qu'il faut entendre;
J'ai préféré mentir encore
Et d'attendre, -- d'attendre, d'attendre...
La Roque. Été 1892.André Gide Le voyage d'Urien (extrait)
lien avec le voyage d'Uhet